vendredi 1er juin 2018

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Mai 1968, un évènement en deux mouvements 2/2

, Bernard Perrine et Hervé Bernard

Dans la première partie de cet article, parue le mois dernier, Bernard Perrine a présenté sa vision des évènements de mai 1968 jusqu’à la manifestation du 29 mai.

Dans cette seconde partie, il évoque la manifestation gaulliste du 30 mai sur les Champs Élysées. Celle-ci ouvrira la phase politique des évènements, censée marquer le "retour de l’ordre". Il n’en sera rien. Elle sera marquée pour de nombreux mois encore par le "Sois jeune et tais-toi" et les "Élections piège à c …"

En conclusion Bernard Perrine évaluera les incidences de mai 68 sur la photographie et l’uchronie que l’on peut observer cinquante ans plus tard.

Le 30 mai 1968, manifestation de soutien au Général de Gaulle, place de la Concorde © Bernard PERRINE

Afin de relayer la manifestation de soutien au Général de Gaulle du jeudi 30 mai 68 sur les Champs Élysées, les relais des radios font leur retour. En tête de cortège André Malraux, Michel Debré et des membres des cabinets ministériels scandent avec la foule massée sur les trottoirs : « de Gaulle n’est pas seul ».

De Gaule au "balcon" © Bernard PERRINE
Le 30 mai 1968, manifestation de soutien au Général de Gaulle, place de la Concorde © Bernard PERRINE

Quant aux manifestants qui remontent l’avenue pour la redescendre aussitôt pour faire nombre, leurs slogans ont plutôt des relents du mouvement Occident qui a organisé ce rassemblement en 24 heures. Ils revendiquent la France aux français, la liberté du travail ou Mitterrand fout le camp, le rouquin à Pékin … Sans évoquer les slogans antisémites dédiés à Cohn-Bendit.

Le 30 mai 1968, sur les Champs Élysées, manifestation de soutien au Général de Gaulle © Bernard PERRINE

Les images montrent clairement combien cette foule arrivée de toute la France par cars est différente de celle des manifestations ouvrières ou étudiantes qui l’ont précédé. Contrairement à ce qui fut médiatisé, elle fut moins importante que lors des rassemblements des 13, 27 et 29 mai et, malgré les diverses volontés, quasiment absente en province.

Le 30 mai 1968, sur les Champs Élysées, manifestation de soutien au Général de Gaulle © Bernard PERRINE

Elle fut aussi, plus agressive et sûre de sa victoire, réconfortée et confortée par la visite du Général à Baden-Baden. La décision de remplir les cuves des pompes à essence sur les réserves de l’État pour favoriser les départs de la Pentecôte, des tractations secrètes avec le Parti communiste et les négociations sur les salaires par branches furent considérées comme un tournant décisif pour la suite des évènements. Il marque un certain retour à l’ordre en laissant le désordre aux étudiants Sois jeune et tais toi

Affiche de l’atelier des beaux-arts, © Bernard PERRINE / DR

Après la crise étudiante, la crise sociale, place à la politique avec quelques remaniements ministériels et la préparation des élections. Tandis que le social négocie la suite du "constat" de Grenelle jusqu’au 19 juin, la fonction publique boucle le 2 juin le constat des "accords dits Oudinot" et les étudiants continuent à manifester sur le thème Élections trahisonsÉlections piège à c...

Après le décès de Gilles Tautin des barricades sont élevées au quartier latin dans la nuit du 10 au 11 juin 1968. Ici au carrefour de la rue Saint Jacques et du boulevard Saint Germain. © Bernard PERRINE

Le 31 mai, un incendie endommage les combles de la Sorbonne investie par des éléments plus ou moins incontrôlés qui se disent "katanguais". Au lendemain des fêtes de Pentecôte, les services publics reprennent à tour de rôle le travail, ordre est donné aux forces de l’ordre d’évacuer les usines et les services encore occupés. C’est au cours de ces évacuations musclées, le 10 juin, que le lycéen Gilles Tautin, pourchassé par les CRS, se noie dans la Seine près des usines Renault à Flins et que, le lendemain, Jean Beylot est tué par balles devant les usines Peugeot à Sochaux. Ces morts déclenchent des manifestations violentes à Paris et dans les grandes villes de province. Une manifestation partie de la Gare de l’Est provoque des arrestations importantes, tandis que des petits groupes feront de la nuit du 10 au 11 juin une nouvelle nuit de barricades avec des voitures brûlées dans la quartier de l’École de médecine à Paris.

Dans la nuit du 10 juin, un homme braque un gros calibre en direction des manifestants et leur donne l’ordre de se dissiper. © Bernard PERRINE

C’est durant cette nuit que je fus confronté, vraisemblablement à une "barbouze" armée d’un gros calibre qui démantelait une barricade élevée avec des panneaux électoraux à l’angle de la rue Saint-Jacques et du boulevard Saint-Germain. J’entends encore ce silence au cours duquel le déclenchement de l’appareil photo réglé au 1/15 seconde m’a semblé plus bruyant qu’un coup de cymbales. À moins de sept mètres de cet excité de la gâchette, il m’a semblé préférable de ne pas tenter un second déclenchement qui m’aurait peut-être évité de me retrouver dans le dilemme de Blow up !

Après la nuit de barricades du 10 au 11 juin, voiture brulée du côté de la Faculté de médecine. © Bernard PERRINE

Après cela, les étudiants et quelques bastions se sont retrouvés seuls dans la contestation, alors que tout concourait à rétablir l’ordre : interdiction de manifester sur la voie publique le 12 juin, pendant la durée des élections, dissolution de plusieurs mouvements d’extrême gauche (JCR, CLER, FER, UJCml, OCI, Mouvement du 22 mars …) évacuation du théâtre de l’Odéon le 14, de la Sorbonne le 16 et de l’École des Beaux-arts le 27 juin.

Le 6 juin, devant l’agence Manpower des Champs-Elysées © Bernard PERRINE

Le 30 juin, le second tour des élections législatives amène, avec 22 millions de votants, un raz de marée pour les listes gaullistes et apparentées. Le 31 juin, 102 journalistes de l’ORTF sont licenciés ou mutés, le 10 juillet, Alain Krivine est emprisonné et le 13 juillet Maurice Couve de Murville succède à Georges Pompidou comme premier ministre.

L’ordre règne pouvait-on lire sur les affiches des Beaux-arts et la plupart des chronologies sur ces évènements de mai s’arrêtent là. Si la puissance coercitive du mois d’août freina les ardeurs, les manifestations reprirent dès la rentrée de septembre. Edgar Faure créa à l’automne 1968 le Centre universitaire expérimental de Vincennes qui ouvrit le 13 janvier 1969 et devint un des centres de la contestation politique, avant de devenir l’Université de Paris VIII – Vincennes à la rentrée 1970-71, transférée à Saint-Denis et rasée en quinze jours pendant l’été 1980.

Mouna colle ses affiches pour les élections des 23 et 30 Juin 1968 © Bernard Perrine

Depuis cinquante ans ces évènements et leur(s) influence(s) ont fait l’objet de (trop) nombreuses publications dont la plupart se focalisent sur un détail, aux dépends d’une analyse globale. Et on observe que plus on s’éloigne des origines, plus les historiens, les journalistes et les institutions ont une fâcheuse tendance à interpréter ou récrire l’histoire à travers leur vécu personnel plus que celui de ceux qui ont vécu ces évènements et qui sont encore nombreux à pouvoir témoigner. Une uchronie qui en modifie la temporalité et le sens. Il y aurait certes beaucoup de vérités à rétablir mais, ici, nous resterons dans le domaine de la photographie pour mettre en exergue quelques observations relevées pendant les évènements ou en découlant dans un futur immédiat ou plus lointain.

En ce qui me concerne, je voudrais faire remarquer qu’en toute conscience, il était impossible d’être à la fois manifestant et photographe. Je l’ai compris très tôt et agi en conséquence. Je voudrais aussi faire remarquer qu’après les matraquages à l’aveugle des premières journées de manifestation, pour la première fois, les photographes et dans une moindre proportion les journalistes ont été contraints de s’équiper d’un casque.

Mai 68, pour la première fois les photographes, même étrangers, ont été obligés de travailler casqués. Ici le photographe du magazine allemand Stern © Bernard PERRINE

Enfin, pour que les historiens ne racontent plus n’importe quoi sur l’utilisation du noir et blanc ou de la couleur, il est important de dire que, mis à part les laboratoires intégrés des grands journaux et magazines, les grèves ont rapidement obligé les laboratoires photographiques à interrompre leurs activités. Pour ma part, jusqu’au 20 mai, avant la grève des PTT, j’ai envoyé mes films inversibles couleur à développer au Photo Studio13 à Zurich. Si le premier numéro spécial de Paris Match sur Mai 68 est paru en noir et blanc, ce n’était pas, comme on peut le lire ou l’entendre, même dans les milieux universitaires, pour dramatiser la situation mais simplement parce que les imprimeries couleur étaient en grève. Et surtout, il faut seulement se donner la peine de feuilleter les magazines de ces années 1960-70, pour se rendre compte que des cahiers couleur n’étaient implantés qu’en fonction de la présence – ou non- de pages publicitaires couleur. C’est ce que souligne si bien Christian Caujolle dans le texte qui accompagne l’ouvrage de l’exposition de Daniel Boudinet au Jeu de Paume de Tours : «  … à la fin des années 60, seul le domaine de la publicité fait la part belle à la couleur, plus chère à produire et, surtout, beaucoup plus chère à imprimer. C’est ainsi que dans la presse on n’utilise guère la couleur et que lorsqu’on le fait, c’est en se calant sur les pages de publicité en couleurs qui financent l’impression des cahiers rédactionnels habituellement en noir et blanc. Paris Match est le spécialiste de la chose mais reste majoritairement en noir et blanc même si sa couverture est en couleurs aussi souvent que possible. Car, réputée « plus attractive », « plus réaliste », « plus vraie », la couleur apparaît comme un argument de vente, une façon de se singulariser aussi … » C’est pour cette raison que les photographes avaient toujours un boîtier chargé en couleur dans l’espoir de « décrocher » une « Une ». J’ajouterai également qu’à cette époque, à l’exception du Kodachrome, excellent mais trop long à traiter pour l’actualité, les autres films couleurs étaient encore de qualité médiocre.

Mai 68 et la photographie

Lors d’une de leurs réunions du mois de mai, les photographes du photo-club de Paris, les 30x40 décidèrent de montrer leurs photographies dans le local de la MJC du Ve arrondissement Paris-Mouffetard, 55 rue Mouffetard. Chaque soir ou presque, au gré des évènements et des disponibilités, membres du club ou non, chacun était invité à venir punaiser sur les cimaises mises en place les reportages réalisés, la veille ou avant, à côté de ceux de Jean-Philippe Charbonnier, Henri Cartier-Bresson, Édouard Boubat Guy le Querrec, Léon Herschtritt ou Claude Dityvon … Au mois de juin, décision est prise par Roger Doloy, président du club, de réaliser une exposition avec les tirages de 35 photographes. Elle sera présentée du 20 au 27 juillet. Du moins, c’est ce qui était programmé, car à la suite des provocations et des bris de vitrines, identifiés comme venant de factions d’extrême droite, elle sera décrochée dans les premiers jours du mois de juillet. Elle sera remaniée et augmentée à plus de cinquante participants avant de circuler dans l’Europe du nord, avec un catalogue réalisé par le Museum des 20 Jahrhunderts de Vienne et d’être à nouveau arrêtée à la suite d’une saisie par les services des douanes, à la demande, on le suppose des RG, avant sa présentation à Mulhouse.

L’exposition sur mai 68 réalisée par les 30x40 pendant mai 1968, © Bernard PERRINE

Les années et décennies suivantes ont vu se succéder de nombreuses expositions sur cette période, mais en 2008, pour les 40 ans de mai 68, à la demande de Jean-François Camp et de la galerie Cosmos, j’ai tenté de reconstituer cette Mère des expositions, c’était d’ailleurs son titre, car elle réunissait plus des 2/3 des premiers exposants de 1968.

Catalogue de la première exposition sur mai 68 réalisée par les 30x40. (Museum des 20 Jahrhunderts de Vienne) © Bernard PERRINE

Ces expositions et publications mirent en évidence l’émergence d’une nouvelle génération de photographes opérant plutôt du côté des manifestants qu’à l’abri des forces de l’ordre. En dehors de tout jugement de valeur, cela induit une nouvelle vision de l’événement. En dehors des codes, contraintes et diktats des rédactions ou des agences, c’est une nouvelle façon de photographier qui s’émancipe pour rendre compte autrement et qui aboutira dans les années et décennies suivantes à une autre façon d’illustrer journaux, magazines et publications et à la création de nouvelles formes d’agences allant jusqu’aux « Collectifs ». Elle est axée sur la valorisation et une sorte de vérité de l’image. Si Henri Cartier-Bresson, très actif pendant ce mois de mai nous donna comme à son habitude deux images emblématiques, une des couvertures les plus complètes sera assurée par Bruno Barbey, les images décalées viendront de Guy le Querrec et surtout Claude Dytivon avec sa poésie du regard, les icônes de Gilles Caron et les photographies des occupations d’usines de Pierre Collombert qui, à l’époque, travaillait, entre autres, pour la CFDT qui put lui ouvrir les portes des usines quand les autres photographes avaient interdiction d’y entrer. Si mai 68 eu, à long terme comme à très court terme, une influence sur les usages de la photographie en faisant éclater les demandes rigides et codifiées à l’avance, les véritables déconstructions interviendront durant la décennie suivante avec les simplifications apportées par les nouveaux outils et la démocratisation due l’implantation de la photographie dans tous les secteurs.

1969 Cours de photographie au Centre expérimental de Vincennes. © Bernard PERRINE

En effet, dans les mois qui suivirent, qu’elles soient privées ou publiques les institutions n’ont eu de cesse d’intégrer des enseignements de la photographie dans leur cursus. C’est ainsi que dès le mois de septembre, Jean-Pierre Sudre et moi-même furent amenés à implanter cet enseignement à l’ESAG (École supérieure d’art graphique) à Paris. Dans le même temps, le Ministère de la Culture réfléchissait à la mise en place d’un enseignement de la photographie au sein des écoles d’art, ouvrant la voie au Diplôme national supérieur d’art plastique (Dnsep) qui entra en fonction en 1972. Dès l’automne, comme nous l’avons vu plus haut, à la demande du gouvernement le Centre expérimental de Vincennes sortait de terre à une vitesse record, sans doute pour extérioriser les foyers de contestations loin du Quartier latin. Une stratégie importée des États-Unis qui sera généralisée en France et sur laquelle on a tendance à revenir aujourd’hui. Là aussi, à côté des enseignements de photographie, de vidéo, de cinéma, de musique électroacoustique … on trouvait un enseignement de la photographie mais tellement dépassé que les étudiants me demandèrent d’improviser un contre-cours.

Plus le temps passe, plus les célébrations sont devenues importantes. En 2008, par exemple, on a compté 440 parutions avec la plupart du temps les mêmes illustrations. Rien de plus normal car, en dehors de ceux qui appartenaient à une agence (Magnum pour Bruno Barbey et Marc Riboud, Gamma pour Gilles Caron,) cette nouvelle génération de photographes qui a émergé a été, pour cette raison, très mal distribuée et diffusée. On peut donc regretter que les commémorations successives ne soient venues compléter l’editing de base et que ce cinquantenaire se soit concentré sur une sorte de déconstruction de certaines icônes pour en reconstruire d’autres. On sait que si la photographie, prise par Gilles Caron, de Cohn Bendit regardant le CRS - si vous êtes un tant soi peu photographe, vous verrez que les regards ne peuvent pas se croiser - ne fut pas la première à être publiée (il y en a eu trois autres), c’est que le vendeur de l’agence a certainement été plus prompt à la présenter aux magazines. Mais comme c’est celle qui contient le plus d’ironie et de gouaille, il est normal qu’elle ait émergé dès que l’on s’est rendu compte que c’était elle qui avait le plus de force. Pour la remplacer par quoi ? Une photographie « montée » qui certes, reflète bien les agissements de l’époque et qui, par analogie avec l’exposition Delacroix, qui se tient actuellement au Louvre, devient la Marianne.

13 mai 1968, de la manifestation à la fabrication d’une icône. A gauche "La Marianne" de © de Jacques Windenberger ; à droite celle © Jean-Pierre REY choisie, en 2018, par la BNF

Quant à Caroline de Bendern, égérie digne, l’iconisation, contre son gré, ne lui a apporté que des ennuis, la justice étant même allée jusqu’à lui refuser son droit à l’image. En 2018, elle est pourtant en passe de devenir l’icône du cinquantenaire car on la retrouve à l’affiche de l’exposition commémorative de la Bibliothèque nationale de France et à la « une » de nombreux magazines, quelquefois accolée à la toile de Delacroix. Pourquoi cette photographie alors que celle de Jacques Windenberger prise au même moment sous un angle un peu différent a été rejetée dans l’anonymat jusqu’à ce jour ? Probablement parce qu’elle n’apportait que de l’information sur l’événement, sans la mise en scène fabriquée pour vendre. Quant au CRS de Gilles Caron, matraquant un étudiant, on se demande pourquoi il a disparu des écrans.

Mai 2018, Drouot, Mai 68 cinquante ans après. © Bernard PERRINE

En 2018, Drouot entoure les pavés et les grilles avec des cordons dorés, pour annoncer ses ventes de photographies et d’affiches de l’atelier des Beaux-arts et à Photo London le Cohn Bendit ironique de Gilles Caron s’affiche à 17000 € !

© Bernard Perrine texte et images sauf mention contraire