lundi 31 décembre 2018

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Les figures symboliques…

Imparfait et absentement

Nouvelles séries de portraits de Martial Verdier

, Jean-Louis Poitevin et Martial Verdier

L’un des fantasmes les plus tenaces relatifs à la photographie s’inscrit et prolifère dès sa « naissance » dans l’usage massif et présenté comme salvateur d’un registre métaphorique d’une précision clinique incisive, celui de la capture par l’image de l’être même de ce qui ou de celui qui est photographié.

Les figures symboliques des révolutions

Un fantasme dans l’histoire

Le portrait a très vite constitué le cœur d’une pratique populaire de la photographie, mais avant même d’avoir capté son premier visage humain, l’image photographique fut pensée comme étant plus encore qu’une duplication, un portrait de la chose même qui était représentée et plus encore comme un autoportrait.

La photographie rend possible la croyance en la capture de la « réalité » par l’appareil et en sa « présence » sur l’image à cause de la précision d’une relation mathématique indubitable entre le support et l’espace réel. Mais c’est aussi dans la mesure où elle ouvre dans le fonctionnement psychique une dimension nouvelle, que la photographie s’est imposée comme une grande pourvoyeuse de métaphores et de fantasmes.

Cette ouverture « psychique » se produit par un processus singulier. En effet, la dimension narcissique basée sur la dimension autopoiètique supposée de la photographie est portée au crédit de l’objet lui-même, comme en témoigne cette phrase de Talbot évoquant sa maison qu’il photographie à l’été 1835 : « Et je crois que ce bâtiment est le premier qui ait jamais été connu pour avoir dessiné sa propre image » [1]).

Cette apparente autopoïésis fait passer une sorte de scalpel entre le « Je analogue » et le « Moi métaphorique » pour reprendre les termes de Julian Jaynes. Avec cette autopoïèse supposée, c’est en fait la possibilité même de la métaphorisation qui est transformée par la photographie naissante, dans la mesure où tout ce qui est vu sur une photographie est supposé entretenir une relation de type indiciel avec son objet.

Les relations métaphoriques fonctionnent désormais sur un autre plan qui implique la prise en charge du sujet, de l’homme ou de son psychisme, comme s’il était conçu sur le même mode d’existence que l’objet technique dont l’image serait dotée par glissements et inférences. L’appareil, « oublié » par le discours faisant croire que l’opération photographique se fait par magie, revient comme support d’un processus de métaphorisation nouveau qu’évoque le jeu d’auto-référence fourni par la planche VIII, A scene in a library. L’image montre des rangées de livres. La légende mérite d’être lue intégralement :

L’égérie
Les figures symboliques des révolutions

« Parmi les nombreuses idées nouvelles que la découverte de la photographie a suggérées, il y a l’assez curieuse expérience ou spéculation qui suit. À la vérité je ne l’ai jamais tentée moi-même, et je ne sache pas que personne d’autre l’ait tentée ou proposée, mais je pense que c’est là une (idée) qui, à condition que l’on opère convenablement, doit réussir immanquablement.
Lorsqu’un rayon de lumière solaire est réfracté par un prisme et projeté sur un écran, il y forme la très belle bande colorée connue sous le nom de spectre solaire.
Les expérimentateurs [2] ont découvert que si ce spectre est projeté sur une feuille de papier sensible, c’est son extrémité violette qui produit l’effet le plus important ; et chose vraiment remarquable, un effet semblable est produit par certains rayons invisibles qui se situent au-delà du violet et au-delà des limites du spectre, et dont l’existence ne nous est révélée que par cette action qu’ils exercent.
Je proposais donc de séparer ces rayons invisibles des autres en leur permettant de passer dans une pièce attenante grâce à une ouverture dans un mur ou un écran de séparation. Cette pièce se trouverait ainsi remplie (nous ne pouvons pas dire éclairée) de rayons invisibles, qu’on pourrait diffuser dans toutes les directions à l’aide d’une lentille convexe placée derrière l’ouverture. S’il y avait des personnes dans cette salle, elles ne se verraient pas l’une l’autre ; et pourtant si une chambre photographique était placée de façon à viser en direction de l’une ou l’autre de ces personnes elle en prendrait le portrait et révélerait ses actions.
Car, pour recourir à une métaphore que nous avons déjà employée, l’œil de la chambre photographique verrait clairement où l’œil humain en découvrirait rien que ténèbres.
Dommage ! Hélas que cette spéculation soit un peu trop raffinée pour être introduite avec profit dans un roman ou un conte moderne ; car quel dénouement aurions-nous si nous pouvions supposer les secrets de la chambre obscure révélés par le témoignage du papier imprimé. » [3].

La sagesse
Les figures symboliques des révolutions

L’apparaître des corps dans le recul du regard

Ce rappel peut sembler éloigné des préoccupations de Martial Verdier lorsqu’il poursuit, mais d’une manière nouvelle, son travail sur les portraits, commencé il y a longtemps avec la série Les Ambassadeurs. Il n’en est rien.

En effet, on pourra au premier regard vérifier que le travail sur les couleurs se rapproche étrangement de ce qui est décrit par Talbot. On pourra aussi, par un glissement fantasmatique, tenter d’établir une relation entre les personnages potentiels que sont le regard de l’appareil et celui des personnages supposés qui prennent place dans la fiction de Talbot. On pourra enfin prendre en compte le phénomène si peu analysé de cette autopoïésis fantasmée à travers ces personnages qui, dans les images de Martial Verdier, semblent être comme mis en scène dans une sorte d’absence manifeste à eux-mêmes.
N’est-ce pas cela qui aurait dû interpeller les penseurs de l’image, cette forme singulière d’absentement à soi dans laquelle semblent se trouver les êtres qui apparaissent sur les images ? C’est en tout cas ce défi que cherche à relever Martial Verdier en inscrivant ses portraits dans le champ croisé d’une diffraction colorée, d’un redoublement des surfaces comme condition de possibilité de l’apparaître des corps et d’une auto-proclamation des regards comme instrument de connaissance.

Le bagarreur
Les figures symboliques des révolutions

Si le jeux avec les couleurs est rendu possible par un dispositif de prise de vue long et répété, — La trichromie vient de ce que je fais trois photos noir et blanc, qu’elles sont prises avec des filtres rouge, vert et bleu, que cette pose prend du temps et surtout qu’il n’y a pas d’instant décisif, mais un long moment de contact entre le modèle et le film/capteur — c’est pour que ces couleurs fonctionnent à la fois comme une révélation et comme une dissociation. Ce qui est révélé, c’est en quelque sorte la chair sous la peau comme si les corps, ici, étaient des plantes en train de fleurir. Ce qui est dissocié, c’est la surface même, ce qui nous conduit à voir dans l’image photographique un double empirique de la relation chair/peau et non pas le décalque d’un supposé « réel » ou d’une si évidente « réalité ». Ainsi dissociée par les filtres, la lumière est révélée dans sa double fonction, être à la fois source de vie et de connaissance.

Le leader
Les figures symboliques des révolutions

Repositionnées les unes par rapport aux autres, les différentes étapes de la prise de vue offrent une traduction de la vibration lumineuse même. Certes, cette vibration peut-être considérée comme « métaphorique », mais elle nous fait face grâce à la puissance même de sa manifestation diffractée. Ici, la relation peau/chair, traduite en surfaces colorées superposées par la vibration lumineuse même, exhibe le corps comme un fantôme et non comme une représentation. Ou, comme le dit Martial Verdier lui-même, ce corps-image est la traduction d’un temps particulier, l’imparfait : « L’imparfait se loge dans le défaut et le non fini. De très vielles pellicules au rendu incertain combinent leurs défauts. »

Mais ce qui fait la singularité de ces images, c’est surtout l’absentement particulier des regards. En effet, chaque visage, à quelques très rares exceptions, est à la fois visible, lisible et en retrait. Ce retrait est dû au recul du regard auquel conduit la pose longue. Les yeux souvent semblent reculer comme s’ils voulaient se perdre dans le visage. La nuit visible au cœur de l’œil est ici remplacée par une autre nuit, celle de l’échange impossible du regard, enfoui et enfui qu’il est dans un trait noir vibratile.

La passionaria
Les figures symboliques des révolutions

Sans être effacés comme dans les images d’Aziz et Cucher par exemple, les regards, ici, sont comme renvoyés à leur source. Ils semblent nous parler d’un chemin vers une intériorité encore inconnue mais possiblement existante et donc à découvrir.

Qu’ils soient coréens ou russes ou de tout autre pays, ces visages parlent une langue intermédiaire entre celle, lisse et plate de l’évidence de la reconnaissance et celle, sombre et plombée de la disparition. Ils se tiennent là où nous « sommes » et les regarder, c’est faire un pas vers nous-même, non pas celui ou celle que nous prétendons ou croyons être, ni celui ou celle que la photographie d’identité semble vouloir donner de nous, mais vers cet être à jamais indécis, à jamais baigné d’incertitude, qui vacille dans le visible comme un arc-en-ciel et qui cherche à retrouver dans la nuit le chemin qui l’a conduit au jour.

Les figures symboliques d’une exposition

Notes

[1(Henry Fox Talbot, cité par François Brunet, in Naissance de l’idée de photographie, p.136

[2En 1801, Johann W. Ritter mit en évidence un rayonnement au-delà de la région visible du spectre, par son action photochimique sur les sels d’argent. ndla

[3Henry Fox Talbot, cité par François Brunet, in Naissance de l’idée de photographie, p143-144

Les figures symboliques des révolutions seront présentées à :
L’EXPO 6e biennale
vernissage le jeudi 17 janvier 2019 à 19h
LE QUAI 3 - Centre Culturel André Malraux
3 et 3bis quai Voltaire 78230 Le Pecq
avec
Sandrine BEAUDUN
Adèle BESSY
Frédéric BLAIMONT
Philip BODET
Yoel JIMENEZ
Darko KARADJITCH
Tatjana LABOSSIÈRE
PiBee
Sophie RAMBERT
Véronique TESSIER
Hortense VARILLON
Martial VERDIER
Du vendredi 18 janvier au vendredi 1er février 2019 de 14h à 18h30