mercredi 30 septembre 2020

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Hélène Barrier, artiste monstre

, Denis Sanglard et Hélène Barrier

Hélène Barrier, artiste monstre. Sans doute sa formation de danseuse butô influence-t-elle son art, en est du moins une des composantes nourricières.

Une façon singulière, unique, d’approcher chaque matériau choisi, chaque espace parcouru, et d’y voir sa possible métamorphose. Qu’elle opère avant tout sur elle-même. Ainsi ce minotaure qui traverse son œuvre, être chimérique au sens premier du terme dont elle revêt les attributs, rien moins que son double gémellaire, son avatar, qu’elle décline à volonté, à qui elle invente une généalogie de papier et même une archéologie de céramique fantasmée (« L’île au Minotaure ») qui confirmerait le mythe lui conférant ainsi une réalité tangible. Au blanc du butô qui neutralise le corps elle choisit le noir du costume strict et du masque de la bête, être non genré, mi-homme mi-animal, borgne, affirmation là encore d’une identité multiple, voire complexe, signature crâne d’un engagement puisé à la source de l’écoféministe et des études du genre (rien à voir avec la fumeuse théorie) et qui ne souffre aucune concession. C’est cette part monstrueuse et paradoxale, organique, sauvage même, réversible toujours, en chacun de nous qu’elle met au jour.

Ile au Minotaure
Lionel le lion (détails)

Pas pour rien qu’elle puise une partie de son univers chez les freaks dont « Lionel the Lion », sa première broderie, marquait d’emblée l’affirmation de soi, l’identité altérée exhibée, la différence portée en sautoir comme une fierté, une revendication ferme et renvoyait à chacun des voyeurs sa propre part monstrueuse et animale. Le minotaure est ce freak sublimé, transfiguré et fait de cette artiste plasticienne inclassable un monstre, une chimère, un être hybride au centre d’un labyrinthe, son œuvre protéiforme et cohérente qui ne cesse de s’enrichir, strates après strate, liées entre elles par d’étranges rhizomes comme autant de fils ténus tirés et tramés serrés entre eux. Les ateliers Drag-King qu’elle coanime avec Victor Marzouk ne sont que l’extension politique de ce minotaure dans la logique de ce refus d’une identité genrée où le corps, construction social et politique, est ici déconstruit et recrée à l’aune de sa propre et fragile vérité intrinsèque. Ce que la performance butô-queer « Metagender » (en 2011) annonçait déjà, atomisant là, définitivement, les codes de représentation du corps.

Metagender Mexico 1
Metagender Mexico 2
Metagender Mexico 3

La pratique du butô, on y revient, fait aussi l’originalité de cette artiste où le corps en avant, jeté ardemment dans la bataille, loin de la représentation classique attendue, devient médium. D’où l’importance de la performance pour Hélène Barrier comme un rituel qui convoque à la fois l’intime et l’universel et dévoile les arcanes archaïques et souterrains en chacun, notre contradictoire humanité dépouillée, écorchée de ses utopies, mis à nu.

Mais ce qui frappe dans la cohérence de cette œuvre unique et multiple c’est la part animale, voire organique, dont le minotaure est l’acmé émergé. Abeilles de son enfance - souvenir d’un grand-père apiculteur -, dont les essaims tricotés avec patience au crochet (« Les colonies tissulaires ») portent la mémoire. Robes empesées de cire et de souvenirs. Roussettes brodées. Maisons sur pattes. Fauteuil pieuvre. Laines brutes et tricotées en longues extensions délicates comme autant de grappes d’œufs de poulpes. Fétiches et poupées de tissus... Même ses œuvres les plus abstraites, les « Rêves du dragon » ou « Exploding Boys », dessins rouge sang, ont quelque chose de profondément charnel qui vous trouble par leur sensualité et leur surprenante profondeur. Cette part animale, archaïque, aux sources du butô qu’Hélène Barrier explore, approfondit également dans sa danse. Une danse libre de toute contrainte, libérée du geste formel, qui traverse ses performances tressées étroitement avec ses œuvres plastiques et leur environnement. Performance gigogne où s’emboîtent le corps, l’objet exposé, l’espace pour ne faire qu’une seule et même entité. Où l’intime toujours rejoint l’universel.

Exploding boys 2
Exploding boys – sm art

C’est une œuvre protéiforme et polysémique. Aussi ne faut-il pas se leurrer sur ce qui semble être évidence au premier regard. Ainsi des « Essaims ». Que ce soit « In situ » ou « Et il entra dans un profond sommeil », installation textile exponentiellement invasive, ne sont pas tant le goût de l’enfance dont elle fit une performance sensible (« Let it be ») ou une interrogation sur l’architecture (rejoignant en cela la série graphique et brodée des « Maisons ») qu’une réflexion inquiète sur le collectif, l’écologie et notre devenir dans cet environnement aujourd’hui ravagé par l’économie. Cette inquiétude est réelle, cette sensibilité au monde, Hélène Barrier l’a brodée sur un Fauteuil, « Mitch », inspiré du film « La nuit du chasseur ». Cette capacité du bien comme du mal, l’enfance dévastée et la résilience, la folie et la violence destructrice des adultes sont les stigmates qui affleurent à la surface de son œuvre. Une œuvre à double tranchant, sciemment aiguisée. Le Minotaure, ne l’oublions pas, est à la fois bourreau et victime. A l’image de ses silhouettes enfantines dessinées, élèves d’une classe primaire d’Yvetot, sur lesquelles elle superpose leurs autoportraits en monstres, monstres qu’ils ont à sa demande imaginés. « Naissance des monstres » c’est pour Hélène Barrier toute l’ambiguïté de l’enfance et de l’adulte en devenir. Dans cette œuvre il y a là tout à la fois comme un exorcisme, expulser le monstre, et une prémonition. Le chaos naît de la dévoration du créateur par sa créature. Les poupées de chiffons d’Hélène Barrier sont aussi l’objet pour de possibles et obscurs rituels à inventer.

Mitch
Mitch

Et il n’est pas pour rien qu’elle les baptise « Fétiches ». « Baras » duo avec le musicien Frédéric Mathevet, en 2016, portait témoignage et accusation sur les expulsions des travailleurs ouest-africains. Là, une robe de cire et quelques sacs poubelles signaient la violence de l’exil et des expulsions obligeant au nomadisme urbain et aux bidonvilles toujours provisoires. C’est cette faculté à la fois évocatrice et incantatoire qui fascine dans l’œuvre d’Hélène Barrier. De créer un monde chimérique, hybride, où la poésie délicate, l’imaginaire débridé et maîtrisé, n’oblitère pas la réalité la plus crue, la cruauté la plus noire. Une œuvre palimpseste faite de sacs de toile, de chiffons et de fils, de textiles récupérés, d’objets de rebut, de babioles dérisoires à deux sous. Matériaux bruts usés par le temps et l’usage dont elle interroge passionnément la mémoire et sur laquelle sans rien effacer de celle-ci elle brode patiemment son univers. Univers traversé aussi de la réalité d’un monde qu’elle scrute pour en révéler de fils en aiguilles les fractures. Installations, performances, broderies, dessins sont des actes de résistances et le Minotaure en est l’incarnation. Il faut accepter de se perdre dans le dédale de cette oeuvre, d’y chercher même à tâtons son propre chemin. Ce à quoi Hélène Barrier nous invite au final c’est de trouver en chacun de nous son propre Minotaure.