mercredi 29 août 2018

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Est-ce réel ? : Corps (méta)physique, icônes et transmutation

, REED 013

L’image numérique, que je rapproche davantage de la peinture que de la photo, me permet de représenter d’une manière crédible mes obsessions concernant la perception d’un monde se situant au-delà du sensible. Dans celle-ci le corps/monde est une allégorie de la représentation.

Cette problématique de la perception, unie à la conscience, je ne peux que la relier à un questionnement beaucoup plus large concernant la “nature de la Réalité” et de notre positionnement par rapport à celle-ci par la notion d’identité que je lie à celle de l’incarnation.

Depuis mes premières prises de vue argentiques, il y a déjà plus de 40 ans, jusqu’aux réalisations utilisant les moyens informatiques d’aujourd’hui, le corps, est mon sujet favori, voir exclusif. Qu’il s’inscrive ou non dans un champs “artistique” celui-ci est le support même de notre perception, la raison de nos sensations et l’objet de notre incarnation, je le trouve émouvant parce qu’il raconte une histoire à la fois commune et unique et que cette intimité de l’ “Autre” me renvoit à la mienne propre et me questionne sur la nature de mon appréhension au monde, de ma VISION.

Le temps du rêve : illusion du réel & incarnation

REED 013 : “Vanité” (2004)

Dans le contexte de la réalité empirique, il me faut bien convenir de la présence, de l’apparence sensible et constatée par moi, de ce corps auquel mon esprit prête existence, puisque c’est précisément l’objet de mon travail (de ma pensée en action). Ce corps est donc une substance douée de propriétés, dont l’une des particularités, et non la moindre, est d’être une forme apparemment continue mais en perpétuelle modification, en perpétuelle expérience.

Nous changeons sans arrêt de corps, je dirais « à notre corps défendant », notre corps est aussi volatil que notre pensée. Chacune de nos cellules se détruit, mute ou se renouvelle en permanence : qu’y a-t-il de plus étranger à nous même que celui que nous avons été, sinon celui que nous deviendrons ? Seule la puissance de l’ego nous aveugle et entretient en nous l’idée de permanence, nous maintenant dans une trajectoire ayant le mérite d’apporter un semblant de cohérence.

« Pour ce qui est de la permanence, le corps est solide et stable comme une sculpture figée. Pour ce qui est du changement, il est mobile et fluctuant comme une rivière » (Deepak Chopra Le Corps quantique)

Ce très vaste sujet monopolise la pensée humaine depuis la nuit des temps et il concerne aussi bien la philosophie, la psychanalyse, l’astrophysique que la métaphysique pour ne parler que de ces domaines. L’art participe bien entendu à cette réflexion, je l’utilise en tant que véhicule dont le carburant serait le Rêve. Si j’ai positionné en amont cette attention portée à la nature du Réel, en lien avec le corps lui même, c’est bien que je considère qu’elle est prééminente sur le plan de l’émanation.

Notre perception du réel géométrique est constamment modifiée par l’environnement, tout comme notre vision du corps parfait. Le cerveau déforme tout : c’est un émetteur-récepteur qui change constamment de fréquence. Nous sommes pris dans un flot d’images dont la vérité nous échappe et auquel nous sommes bien obligés de prêter un sens afin de fixer notre forme même. Ce sens participe de l’illusoire, notre perception est en mutation permanente. Je manipule l’apparence jusqu’à la rendre factice, en transformant le corps, symbole de l’ancrage dans la réalité. à l’origine de la plupart des images il y a un rêve, dessiné au réveil.

Je veux rendre compte d’une réalité inaccessible par la capture d’un moment donné (ce qui est la base de l’image photographique). Quand Roland Barthes déclare : « La photographie ne remémore pas le passé […]. L’effet qu’elle produit sur moi n’est pas de restituer ce qui est aboli (par le temps, la distance), mais d’attester que cela que je vois, a bien été. » (in La chambre claire - note sur la photographie), il exprime, par défaut, la distance qui sépare une photographie argentique « témoin » de la re-création de l’image numérique. Ce que je donne à voir n’atteste pas de ce qui a été, ou plutôt il intègre un moment de ce qui a été pour le propulser dans un espace a-temporel qui n’est pas celui d’un temps arrêté. Cela a bien existé et cessé d’être, mais cela s’est amalgamé dans une nouvelle forme défragmentée qui en diffère absolument. Si je conçois alors mes images en tant qu’icônes, en tant que figures mythiques, c’est qu’elles veulent rendre compte d’un temps intérieur qui est celui du rêve ou qui est de l’ordre de la révélation.

REED 013 : “Lucie Ferum” (2016)

Je pense que notre époque (ou plutôt notre société) manque de la capacité à s’émerveiller par soi-même.

Paradoxalement, le rêve procure l’éveil.

Le rêve n’est qu’un des aspects du Réel, le Réel englobe toutes choses (le Un).

Le Réel contient une infinité de réalités et le rêve permet d’accéder à d’autres fréquences de ce champ de conscience que nous
nommons « notre réalité », cette réalité étant elle-même incluse dans le champ "réalité humaine". Le rêve s’apparente à la magie et la magie est un déplacement de notre fréquence qui permet toutes sortes de connexions.

Le point de vue modifie la vision.

La vision est une illusion tangible de l’ego et nous en sommes dépendants. Le monde des formes et de l’apparence est une projection du Rêve qui nous permet d’exister, un aspect particulier de la fréquence humaine, une ÉMANATION.

De quelle forme avons-nous besoin ?

L’espace n’a plus d’espace, la vie n’est qu’une façade. La « réalité » : un point jeté - explosante fixe à la pointe d’une aiguille, l’émergence d’une pulsation - cœur battant du désir d’être. Je me tiens tout entier dans ce frémissement du masque : mon empreinte humaine.

REED 013 : “Mécanique des fluides” (2003)

Icônes

En tant qu’artiste numérique, je ne cherche pas à créer la femme (ou l’homme) de synthèse idéale. Je me réfère plutôt à la notion d’icône, « petites images » (eikonion en grec), celui d’un être totem mythique et mystérieux, source d’angoisse et d’extase intimement mêlées.

« Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements. Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Êtres Surnaturels, une réalité est venue à l’existence … C’est donc toujours le récit d’une création : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être ». (Mircéa Eliade, Aspects du mythe)

Mes personnages ressemblent souvent à ces créatures qui gardent l’entrée des temples : « Attention, vous pénétrez dans un autre espace ». Je veux donner à voir ce qui est caché au delà des apparences, il y a toujours des seuils, des passages, des portes, gardées par ces sphinx. Derrière les icônes il y a toujours des corps : le corps en tant qu’ « il ne commence nulle part, qu’il n’a ni début ni fin » comme le soulignait Barthes.

REED 013 : “Trinity” (2017)

Fetish / Fétiche

Ce terme renvoie aux « poupées maléfiques » (feitiço en portugais) mais aussi à tout ce qui est factice (facticius en latin). Les fétiches sont également liés au culte vaudou, d’origine béninoise, où le terme bocio, en dialecte fongbé, signifie « cadavre qui possède du souffle divin ».

En ce qui me concerne, c’est la représentation d’un objet qui perd son sens initial pour en prendre un autre, dans un processus de transformation : cet objet est le corps féminin qui s’incarne dans le creuset alchimique du regard. Mon Fetish n’est pas celui de mon voisin, il est celui de ma capacité à rêver et à transformer ma réalité propre, la mutation se situe ici.

L’érotisme et le sacré

« Il y a là devant l’espèce humaine une double perspective : d’une part, celle du plaisir violent, de l’horreur et de la mort - exactement celle de la poésie - et, en un sens opposé, celle de la science ou du monde réel de l’utilité » (Georges Bataille. L’impossible)

Le temps des images s’effondre sur lui-même comme l’espace autour d’un trou noir. L’érotisme en est le centre, car il unit la mort et la vie en un double mouvement contradictoire. Bien entendu seules quelques images réussissent à approcher cette vision intérieure, beaucoup se contentent d’être décoratives et un peu mystérieuses. Ce temps est proche de celui de l’éternité, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un temps qui ne se soumet pas au temps, il se trouve en deçà de lui, c’est un temps paradoxal.

Si je modifie les corps et les place dans ce temps paradoxal, c’est que je désire les recréer par un processus d’action qui les rend plus qu’humain, mais pas encore dieux. Si ces créatures étaient considérées comme divines, elles seraient murées dans leur perfection et, en tant que telles, ne pourraient désirer. Le désir contient une idée d’élévation vers l’éternité. J’aime les espaces intermédiaires, les mondes flottants, le crépuscule et les moments où l’on est ni vraiment endormis ni vraiment éveillés.

Cet érotisme, qui est celui de Bataille, est celui généré particulièrement par notre civilisation chrétienne ou le corps possède une chair ambiguë mêlée de pensée métaphysique. Jesus s’incarne, il adopte un organisme sexué (c’est un homme) sans avoir recours à la sexualité, pour connaitre son apothéose dans la douleur et une torture rédemptrice. Cet avènement du Christ incarné, professant qu’il faudrait sublimer la matière en spiritualité, revient à nier le corps au profit du corps glorieux, un corps d’ectoplasme. Les modèles proposés sont ceux de la mortification proposée comme véhicule à un futur accomplissement et procurant par là même une jouissance par un phénomène de choc en retour.

Je fais de l’érotisme un des sujets privilégiés de mon travail en m’attachant à réaliser l’union du sexe et du sacré (Eros & Thanatos) dans un mouvement dialectique où l’un et l’autre se conjuguent et s’opposent, à figurer cet écart entre deux mondes, cet écran du fantasme où viendraient s’inscrire dans la tourmente l’innommable et le merveilleux. Au fond du corps « dont la peau arrachée laisse voir ce que d’habitude elle cache » grouillent l’entraille, les muscles écorchés, les blessures, mais cette représentation est allégorique. semblable aux vanités « souffle léger, vapeur éphémère » baroques.

REED 013 : “L’Écorchée” (1999)

Mutation / Clonage / Corps augmenté

REED 013 : “Haute couture” (2001)

Un thème récurrent à mes images a été pendant longtemps la mutation.

J’apprécie beaucoup le cinéma de David Cronenberg parce qu’il ne parle quasiment que de ça depuis le début : les interactions entre les gênes, les interactions entre le corps et la machine, etc. Et d’ailleurs Photoshop lui-même est un outil de mutation : on permute les pixels, on les mélange par le biais d’opérations.

Le clonage m’inspire par la voie du pixel. La photographie numérique lui ouvre la route. Se pose alors la question de la valeur et de la spécificité d’une œuvre numérique. Doit-on détruire la matrice ? Quels ordinateurs sont t-ils dépositaires de l’image originale ?

Ce peut-il d’ailleurs qu’il y ait UNE image originale ou simplement une succession de clones ?

Ce thème de la mutation provoquée, du clonage c’est plus généralement celui de l’interférence avec les nouvelles technologies.
Il s’inscrit dans une réflexion critique : celle du rapport entre la tendance interactive homme/machine, rejoignant l’idée de transparence et du tout communicant qui est celle de la post-modernité, et que je la relie à un concept d’aliénation, cohabitant avec l’idée d’appropriation du corps en tant que projection de soi qui est celle des mouvements « neo primitives », s’opposant à la globalisation. Virtuel globalisant/Réel sensible et intimité, ces deux états tendent vers la fusion au sein du monde néo-libéral contemporain.

REED 013 : “New Attitude” (Projet ART CLONE) 2001/2017

Références et détournements

REED 013 : “Salomé” (1999)

Tout comme les instantanés, issus de la prise de vue, se retrouvent pris dans un jeu de trans-formation descendant en droite ligne du symbolisme et du surréalisme (en adoptant une forme classique et figurative et en contraignant à des résultats paradoxaux un genre réaliste censé représenter la réalité), ce processus de détournement affecte des concepts et des références à des œuvres repères de l’histoire de l’art. Cette pratique iconoclaste est aussi un hommage et reflète mes goûts personnels. Il est notable de constater qu’il s’agit surtout d’œuvres picturales et non pas photographiques comme Salomé (transposée en Asie avec des motifs viennois art déco), St Sebastiane (dont la représentation habituelle à connotation homosexuelle est réinterprétée au féminin hétérosexuel), l’école de Fontainebleau (Gabrielle d’Estrées et sa sœur) dont l’interprétation du geste de la duchesse de Villars, signifiant que Gabrielle d’Estrées est enceinte, est brouillé par les piercings au mamelon et par la présence de masques de carnaval en arrière plan au lieu de la servante cousant une layette : Gabrielle.

L’imagerie religieuse dans son interprétation baroque est également concernée ainsi que la peinture néo-classique.

Mon regard se porte sur ces œuvres dans un contexte contemporain, ce qui induit une part de pastiche et de cannibalisme (voir l’œuvre de Yasumasa Morimura qui utilise également des techniques de photomontage, par exemple pour ‘Saturne dévorant ses enfants’ d’après Goya), mais au fond il veut en souligner la familiarité qui résonne en nous.

J’essaie de constituer un lien entre mythes anciens et mythologie urbaine.

REED 013 : “Gabrielle” (2004)
REED 013 : “St Sebastiane” (1999)

Perspectives

Au fond, je suis nostalgique des images du divin (c’est-à-dire d’une Réalité unifiée) et j’en propose aujourd’hui une version non pas moderne, mais inversée.

Mes premières photographies rendaient compte, dans un espace intemporel, d’une réalité qui avait existé, incarnée par des êtres de chair et de sang qui s’étaient un moment confrontés à ma vision. Si je déclinais mon art à partir de la photographie, c’est que je m’intéressais au réel, à la saturation du regard par la réalité, pour mieux la contester, et cela dans un champ où, précisément, plus rien ne semble réel. à présent, mon positionnement s’est inversé en se tournant vers l’imaginaire de la représentation. De l’expérience des limites où les corps réels se tordaient, je me suis orienté vers la fabrique des êtres. C’est précisément l’évolution technique de mon travail qui a permis ce changement d’espace et de perspective en passant du studio à l’image de synthèse, de la photographie à l’espace informatique, télévisuel et, comme tel, hypnotique. Plutôt que celui du hasard, ce lieu est devenu celui du rêve objectif.

Si la phrase de Georges Bataille citée plus haut est à ce point adéquate à décrire ce travail c’est qu’elle rend compte de ce clivage entre deux orientations contradictoires : d’une part le réel des corps et de la jouissance, de l’autre celui de la science et de ses mirages. Là où je fouillais l’expérience de la rencontre (avec les risques qu’elle comporte), le travail électronique de composition des icônes vient éloigner le spectateur du dénuement où se trouve le modèle pour le porter vers un monde virtuel. Du « cela a existé » propre à l’art photographique nous passons à une version futuriste où le clone élaboré par logiciel se fait représentation divine et transforme l’artiste en démiurge. Le point de vue modifie la vision.

REED 013 : “Paradis d’Enfer” (2004)

Image couverture : REED 013 : Rien n’est vrai (2018)