mercredi 25 mars 2015

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Dans l’atelier de réparation

Note sur le livre de Jean-Jacques Moscovitz, Rêver de réparer l’histoire

, Jean-Louis Poitevin

En publiant un livre intitulé « Rêver de réparer l’histoire, psychanalyse, cinéma politique », Jean-Jacques Moscovitz montre comment sa passion pour le cinéma et sa pratique de l’analyse peuvent conduire à l’élaboration de questions essentielles.
Par la présentation non dogmatique des blessures qui à la fois déchirent la société dans laquelle nous vivons et laissent en chacun des plaies qui restent souvent ouvertes la vie durant, ce livre nous propose une réflexion où se mêlent esthétique et éthique.

L’infigurable

Le cinéma et les films donc, nous proposent un monde miniature qui, même s’il nous tombe dessus, nous envahit et nous enveloppe de l’immensité de l’écran. C’est pourquoi ce que nous donne à voir et à vivre le cinéma est plus aisément digérable psychiquement que les faits qu’il met en scène.

C’est parce qu’il reconnaît au cinéma cette double fonction de présentation des enjeux sociétaux et de vecteur d’intégration psychique que Jean-Jacques Moscovitz peut articuler avec efficacité les trois niveaux de vécus qu’il voit exister ou les trois types d’histoire qui nous constituent, l’individuelle, la familiale, la planétaire.
Il y a dans ce livre des notions qui fonctionnent par trois. Elles relèvent toutes de l’articulation complexe de plans complémentaires.

L’histoire intime, l’histoire familiale et la « grande » histoire forment les trois plans principaux autour desquels nos vies et notre psychisme se constituent. Ainsi le simple fait de les présenter permet de prendre en charge la double fonction des images, celle de représentation permettant les processus de symbolisation et celle de transformation, au moins de soi mais aussi de la relation que l’on entretient avec les autres et le monde, par le travail impliqué en nous du fait de les regarder.
Les trois éléments constitutifs du film que sont l’image, le son et le texte s’entrelacent de telle manière que ces enjeux trouvent à la fois une efficacité rare et une intrication qui peut sembler difficilement analysable. Ne pas renoncer à le faire est ce que propose Jean-Jacques Moscovitz.

Zelig — Woody Allen

Il déplie ainsi d’autres articulations « ternaires » comme religion, science et rituel (p. 62), sans jamais tenter de forcer l’analyse à partir de présupposés « idéologiques », décrivant par avance leurs relations et en prenant en compte la dimension du semblant qui est au cœur de toute pratique créatrice d’image (p. 50).
En analysant Zelig de Woody Allen, il trouve la présence organisatrice de trois identifications, l’hystérique, l’identification au trait et une identification primordiale, écho décalé aux autres structures trinitaires (p. 41).

Avec Les yeux secs de Narjiss Nejjar, il évoque une autre trinité. Elle se dit à travers trois phrases tirées du film. Ces phrases déploient la complexité des relations hommes - femmes qui, au-delà de ce film, traversent évidemment le cinéma comme son ombre portée.

« N’accroche pas tes yeux à d’autres yeux », « Aucun regard d’homme ne me fera trouver le ventre de ma mère », « Il faut que je sois une femme pour avoir mal, être blessé » : ces trois phrases sonnent, extraites de leur contexte, comme des oracles ou comme des énigmes (p. 67).

Les yeux secs — Narjiss Nejjar

Comment ne pas les rapprocher des trois phrases de Lacan, extraites des Écrits, page 213, que cite Jean-Jacques Moscovitz lorsqu’il aborde la question du regard dans le travail de Claude Lanzmann, et tenter d’entendre ce qui les rapproche et comment, en nous, elles convoquent, fut-ce de manière confuse, nos interrogations constantes sur notre être au monde ?

« Un homme sait ce qui n’est pas un homme », « Les hommes se rencontrent entre eux pour être des hommes », « Je m’affirme être un homme de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme ».

Voyageurs sans bagages, nous sommes, munis de ces seules remarques, à la fois renvoyés à l’ambiguïté fondamentale de notre être et projetés au-delà de notre être homme, devant ainsi faire ce travail auquel nous aide le cinéma, le grand cinéma comme y insiste Jean-Jacques Moscovitz, de devenir homme.

Car c’est cela qui motive ce livre, l’analyse de notre situation intramondaine à partir de ce que nous disent, souvent bien au-delà de ce que nous croyons savoir, y compris lorsque ce croire est celui d’un analyste, les images au cinéma.

Shoah — Claude Lanzamann

Kein warum

La question que nous adressent tous les arts visuels est celle non pas tant de la figuration que du figurable. Le figurable est ce qui parvient à être symbolisé par chacun d’entre nous, à devenir au moins un peu appréhendable dans la bonne distance, celle qui permet de relier les chocs de la perception et leurs effets psychiques aux possibilités de la compréhension, tant affective, psychique, qu’intellectuelle, la dernière pouvant constituer une moyen d’accès plus aisé pour des situations douloureuses ou intenables.

En construisant son livre autour d’une réflexion sur la grande blessure qui fend en deux le XXe siècle, s’inscrit dans la chair des hommes et marque au fer rouge la psyché des juifs et de leurs descendants, celle que laissent dans l’air saturé de fumée les camps d’extermination, Jean-Jacques Moscovitz entreprend une exégèse singulière de ce phénomène à partir des films qui leur ont été, après coup, consacrés.
Symbole de l’infigurable, les camps et ce qui s’y est passé sont cependant une réalité qui est revenue hanter l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Elle indique que l’infigurable est lié aux pulsions les plus destructrices auxquelles l’humanité peut être en proie à certains moments. Et c’est bien cela la grande question : pourquoi y a-t-il sinon « le » mal du moins l’existence de telles atrocités dans ce monde des hommes qui par ailleurs semblent savoir cohabiter de manière pacifiée ?

Shoah — Claude Lanzmann

Et la réponse fuse : il n’y a pas de pourquoi. « Hier ist kein warum » écrit Primo Levi, lorsqu’il parle des camps. Ce qui s’y passe est littéralement obscène, hors champ pourrait-on dire, et en effet cela point du côté de cette image manquante qu’évoque Pascal Quignard, ou en quête de laquelle est parti le cinéaste cambodgien Rithy Panh.
De cette expérience infigurable mais pas irreprésentable comme le prouve à la fois le film de Claude Lanzmann « Shoah » et tous les autres, aussi différents soient-ils, qui ont été consacrés à cette question, Jean-Jacques Moscovitz nous conduit à comprendre en quoi et comment le cinéma est le vecteur majeur qui nous permet de faire l’expérience paradoxale, d’autant qu’il est fait d’images, de l’infigurable.

Et la saisie de cet infigurable, comme une catégorie de l’expérience et de la pensée, ouvre sur une approche contrastée de ce que l’on pourrait appeler le sujet post-historique, celui pour lequel l’articulation entre conscient et inconscient est comme mise à mal par traumas si puissants qu’ils tendent à la défaire, à la faire même exploser.

L’image manquante — Rithy Panh

Entre déshumanisation de la parole et révélation constante de « notre saloperie à tous », comme le dit Françoise Dolto dans un entretien qu’elle avait eu avec Jean-Jacques Moscovitz, (p. 134), « le sujet est expulsé de sa pensée » (p. 152) et se retrouve faire face dans la réalité comme en lui à une déshumanisation forcenée. Ainsi l’irreprésentable rejoint l’impensable mais ce sont moins des données fondamentales liées à la structure de l’inconscient que des éléments parlant les langues devenues étrangères de choses qui ne peuvent plus être comparées. Autrement dit, on ne sait plus comment les mettre en relation de manière à ce qu’elles se mettent à signifier.

Ce que « sont » ces choses ? Le cinéma les porte, les fait vivre, les représente lors même qu’il nous délivre une sorte de message au sujet de l’impossibilité où l’on est de les faire signifier.

L’image manquante — Rithy Panh

Le visible devient ombre de lui-même, la relation entre les hommes s’ouvre sur un gouffre d’incommunicabilité radicale, aussi radicale que le mensonge qui affecte la totalité des relations humaines dans un monde gouverné par les médias et les nouvelles technologies et où les hommes sont encore les descendants directs des clans et des états nations.

Une mutation est en cours. Le cinéma l’exprime et la porte vers nous, nous permet de nous en saisir. Mais il est possible que sa puissance herméneutique faiblisse au seuil d’un monde dans lequel les images sont portées par d’autres relations que les relations logiques, celles que porte le cinéma, qui est et reste lié à un inconscient structuré comme un langage.

Un autre monde s’ouvre devant nous. Le livre de Jean-Jacques Moscovitz, au titre si parlant, Rêver de réparer l’histoire, en décrit à la fois la naissance et les contours. Le cinéma, peut-être, nous raconte-t-il cela, notre devenir coupable d’avoir créé un mal sans pour autant savoir dire comment nous en sommes devenus les auteurs, de même que dans la parabole de la loi dans Le procès de Kafka, K. ignorant pourquoi et de quoi il est coupable.

Jean-Jacques Moscovitz — Rêver de réparer l’histoire... Psychanalyse Cinéma Politique— Le regard qui bat — Cinéma, image et psychanalyse — Éditions érès — ISBN 978-2-7492-4665-9 — www.editions-eres.com