mercredi 29 août 2018

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Corps, Rituel et temporalité

Réflexion à partir de l’opéra de Matthew Barney, River of Fundament

, Angélica Maria Alves de Carvalho

Le travail de Matthew Barney River of Fundament (2014), basé sur Ancient Evenings, le roman de Norman Mailer, se joint à un opéra de cinq heures et demie de film et performances réalisés sur une période de sept années et à l’installation d’une série de sculptures dans l’espace d’une galerie.

Filmés dans trois villes, souvent dans des espaces publics, les performances pouvaient intégrer les interférences des passants, pour être par la suite insérées dans le film qui, selon l’artiste, trouve son lieu de diffusion idéal dans les salles de concert qui sont aveugles et coupent de l’environnement. Cette analyse du travail de Barney révèle certaines convergences avec mes propres expériences plastiques, concernant son déploiement selon différents médias et le mode opératoire qui utilise un processus d’auto-constitution comme rituel contemporain, dérivant d’une structure narrative non linéaire divisée en différents registres et temps.

À travers mes déplacements géographiques, ma vie dans différentes maisons ou temporairement chez des étrangers, je me demande dans mon travail à quel point je peux m’approcher de moi-même à travers les autres – même si, avec chaque rencontre il devient de plus en plus difficile de parler de l’autre à partir d’un Soi supposé stable. Dans ma pratique, en développant mon accès aux oscillations des limites perméables entre moi et les autres, je me fie à des événements significatifs qui dessinent une carte et me conduisent à poursuivre une histoire non linéaire. Je rassemble des vestiges pour construire des images dans un état de « symbolisme ouvert », comme le pensait Bachelard quand il dit que « l’immuable héraldique ne peut conserver que des valeurs esthétiques tombées en désuétude » (1988b, p. 151). Le symbolique ici ne provient pas de l’intentionnalité d’un sujet, puisque, selon le philosophe, l’acte poétique n’a pas de passé, du moins de passé sur lequel nous pourrions accompagner sa préparation et son avènement (1993, p.1). Ainsi, bien que la concrétisation du fait plastique passe par une élaboration rationnelle, il n’y a pas de déroulement défini pour ce que je recherche, ni pour les actions que je conduis au cours de chaque rencontre car ma méthode s’élabore au fur et à mesure de mes expériences.

Bien que mon travail évolue dans la perspective d’un symbolisme ouvert au sein du territoire poétique… je ne suis pas fermée à une lecture de River of Fundament sur la base d’aspects purement culturels qui nous concernent, mais je me demande si cette lecture n’est pas trop partielle et ceci est renforcé par l’hypothèse que je fais de la perception de la durée comme une continuité. Je réfléchis ici à la dimension agrégée des valeurs symboliques manifestée par la structure narrative adoptée dans le travail de Matthew Barney qui, dans sa succession rapide de signes, ne nous permet pas de les interpréter. Dans ce contexte, je pense à la plasticité du temps discontinu dans une narration non linéaire dessinée sur un temps interrompu non seulement par la succession de plusieurs signes, mais aussi, dans le travail de Barney, par la diffusion du travail dans différents médias, espaces et temps. Cette variation des enregistrements adoptée dans River of Fundament et sa distribution dans la durée exigent l’activation de la mémoire du spectateur pour articuler les différentes parties du travail, reçues de façon fragmentaire.

De la temporalité interrompue, qui utilise la mémoire dans l’espace même de l’œuvre (Osborne, 2013, p. 190), je clos cette analyse en étudiant la fonction ritualiste du rythme, considérant la notion d’intervalle (Tiberghien, 2008) également présente dans mon travail. Je commence par utiliser mes déplacements géographiques et mes changements de routine d’une rencontre à une autre, et mes actions qui impliquent l’activation d’objets et de rencontres, dans des lieux et selon des médias différents. Dans l’opéra de Barney, la répétition donnée par un cycle de résurrection et de mort ; le mode d’apparition des images et les matériaux récurrents sont des portes d’entrée qui créent des rituels d’activation de la présence et d’activation du corps.

1- le corps en tant que matériau dans un symbolisme ouvert

Selon le conservateur Okwui Enwezor (Haus der Kunst, 2016), la sculpture étant la langue prédominante de Barney, c’est à partir de ce territoire que l’artiste articule ses procédures, les faisant travailler dans un contexte narratif, soit dans l’espace de la galerie, soit dans ses films. Affirmation qui se réfère à un mode de fonctionnement qui implique la dimension du corps dans la construction du langage. Tout d’abord, il est important de noter que la sculpture, compte tenu de la perspective historique du terme, peut également être comprise dans un champ plus étendu (Krauss, 1979-2008).

Cependant, la pensée procédurale qui découle de son contexte historique pourrait fonder l’implication du corps dans l’espace, autant que dans la distribution spatiale de l’œuvre et dans sa production, sans présenter dans son processus, contrairement aux autres médias, une prédominance de la vision. Ainsi, dans River of Fundament, mais aussi dans d’autres œuvres de Barney dans lesquelles le corps est impliqué, ne serait-ce que dans le titre, comme dans le cycle Cremaster, la figure du corps est la matérialité de l’existence corporelle et elle conduit ses procédures de création.

Nietzsche, en opposition à l’hégémonie de la pensée comme extension quasi exclusive de la vision et au déliement de la matérialité de la vie que cela provoque, propose une inversion. Selon lui, nous ne sommes pas un simple appareil, le corps doit être impliqué dans l’émergence du langage à son origine. Dans River of Fundament, l’artiste incite le spectateur à confronter le corporel sous plusieurs aspects – par exemple, dans la scène où les morts, en quête de réincarnation, doivent traverser une rivière de matières fécales comme une procédure rituelle ; ou dans la disponibilité du corps du spectateur – une condition requise par la durée de presque six heures du film. L’idée de l’activation de l’expérience corporelle peut nous conduire à un état de perte de soi, à un état de perte d’un « Moi » concentré dans un corps supposé cohérent, entretenu dans les limites expérimentées et connues par l’habitude ; expérience corporelle qui dynamise un état de perception liée à la matérialité des choses, nous soustrayant à la connaissance purement contemplative du monde.

L’imagination matérielle, selon Bachelard, ne relève pas de la contemplation, mais opère plutôt « en contact étroit avec la matérialité du monde » (1994, p. 19). Pour cette raison, lorsqu’il parle de l’action de l’artiste, « l’imagination matérielle n’a rien à voir avec une phénoménologie, mais avec une dynamique : c’est un jeu de forces, un affrontement entre forces humaines et forces naturelles » (ibid., p. 20).

Bien que Bachelard ait exploré dans son ouvrage la puissance de la création artistique liée aux quatre éléments de la matière, le philosophe rompt avec cette notion, qui lui paraît insuffisante dans La Poétique de l’espace (1993).

C’est dans ce contexte que l’auteur parle d’images poétiques comme « variables » (ibid.). Quelque chose qui ne peut être déterminé de manière définitive, qui ne peut être réduit à une opération linguistique rationnelle et objective. Il faut être présent à l’image dès qu’elle apparaît comme un rehaussement subit de la psyché, mettant l’expression en mouvement par notre adhésion immédiate, appréhendée dans l’engagement du corps dans l’aspect concret des choses (1994, p.8). À travers l’imagination matérielle, le corps est rendu à l’émergence du langage, en tant que force transformatrice qui crée dans le processus de son geste, entraîné par une volonté de puissance. L’objet et celui qui le manipule sont transformés, croisés, ressentis dans toute leur matérialité - les sens sont immergés dans une expérience mondiale dans laquelle l’urgence de nommer ce qui est connu est établie - devenant ainsi une émergence du langage.

De cette manière, les images considérées selon un symbolisme ouvert demandent une infidélité aux emblèmes, que nous pourrions considérer comme un retour au monde. Le corps est également retourné au monde et participe à une imprégnation, car notre subjectivité, informée par différents médias, semble devoir être une image pour être réalisée. Matthew Barney s’approprie les actions rituelles dérivées de références culturelles, mais ne les répète pas - il peut les utiliser comme base, mais il les retire de leur contexte historique et sacré, les ramenant au monde à travers la production d’images. L’image d’un fleuve apparaît à plusieurs reprises dans le film comme une allégorie visuelle aux sens multiples. Le territoire de cette rivière mythique est une menace de dilution et d’enterrement, mais aussi une force de purification et de renaissance. Son eau rejoint les matériaux et procédés que Barney adopte pour fonder un symbolisme ouvert. Le soufre, par exemple, utilisé dans plusieurs de ses sculptures, est un élément essentiel de la vie animale et végétale, mais c’est aussi un élément hautement réactif et potentiellement destructeur.

Les matériaux entrent en action tout comme le corps, qui est immergé et pénétré par les matériaux, dans l’expérience de la proximité du corps avec le monde. L’entre-deux, dans un sens de transition entre le moi et le devenir, est affecté par le geste nécessaire pour nous amener à la limite entre un corps et un autre, entre la vie et la mort, entre l’homme et la machine. C’est l’intangible, c’est la limite même - la proximité souhaitée qui nous fait passer de la vue au toucher, car « toucher c’est toucher une limite » (Derrida, 2005, 103).

River of Fundament, vidéogramme, Matthew Barney, 2014.

Peut-être est-ce dans cette intangibilité de la limite que réside le désir même de proximité – cette chose sans corps dont Derrida nous parle, en train de toucher l’intouchable – un contact qui nous fait ressentir (créer) un autre toujours irréalisable, un autre qui est aussi moi-même, bien que ce « je » ne puisse pas être quelque chose de fixe ; une question que Jean Luc-Nancy aborde dans cette citation de Derrida : « [...] Ce "je" est précisément la question, la vieille question : qu’est-ce que ce sujet d’énonciation ? Toujours étranger à son propre discours, qui s’impose nécessairement à lui [...] » (ibid., p.97) – Ces pensées de Nancy, suite à une transplantation cardiaque qu’il avait subie, ne concernent plus seulement la relation à notre propre corps et aux rencontres significatives qui l’auront influencé, mais elles parlent d’une incision, de « l’étrangeté de ma propre identité ». Il affirme que jamais l’étrangeté de sa propre identité, qu’au demeurant il avait toujours trouvée inquiétante, ne l’avait atteint avec cette acuité. Même si le toucher est une incision, une invasion, un contact intérieur, il touche toujours une surface, touchant une frontière – ce qui est intouchable. Il en va de même pour l’immersion – la totalité d’un corps immergé est néanmoins l’atteinte d’une limite.

L’immersion dans les excréments, dans les images du film, ou l’enrobage du corps dans de l’or, le même or qui sort de la bouche, montrent une intériorité (mais toujours la surface de l’intérieur) ; les fèces qui sortent de l’anus, le sang et d’autres fluides, pris comme produits de la corporéité humaine, semblent interroger la possibilité d’identification à quelqu’un, à une substance minérale ou organique qui nous définit par proximité, par intimité, aussi près que possible, et malgré tout, une impossibilité. Ce qui reste donc, c’est le sublime impossible : toucher une frontière. Barney considère les processus organiques et viscéraux du corps comme des procédures sculpturales. Pour ses Water cast series, l’artiste verse du métal fondu dans la rivière et, comme le métal est refroidi par l’eau, il prend la forme de son contact. Ces sculptures sont peut-être la matérialisation la plus proche de l’instant précis où le métal a touché la frontière entre lui-même et l’eau.

Eau coulée. River of Fundament, Matthew Barney, Geffen Contemporary au MOCA - Musée d’Art Contemporain, Los Angeles, 2015/2016.
Eau coulée. River of Fundament, Matthew Barney, Geffen Contemporary au MOCA - Musée d’Art Contemporain, Los Angeles, 2015/2016.

2- temporalité et rituel

Il est important de penser à la structure narrative de River of Fundament comme une dynamique qui ne nous permet pas d’interpréter définitivement ses images. Pourtant, bien qu’elles traitent d’un réel contingent – objets, villes, histoires comme la vie même de l’auteur du roman qui est joint à l’œuvre – ce réel est ajouté aux actions et aux objets emblématiques, activés dans un récit non linéaire. L’activation se fait par retrait de tout contexte – les objets et les actions sont soustraits à leur rôle habituel, sans être au service d’une signification imposée par l’artiste, mais dédiés à l’expérience, voire l’invention d’un rite. La fragmentation et parfois le chevauchement des temporalités utilisées ne nous permettent pas d’arrêter une signification – le récit compte donc sur un rythme né des interruptions et des distractions qui font partie de l’ensemble du travail. Cette multiple temporalité dans l’art contemporain est comparée par Peter Osborne (2013, p. 188, ma traduction) à une constellation de formes de réception ou de temporalités d’attention qui naviguent entre ennui, distraction, immersion et absorption. Osborne étudie l’idée de durée, du territoire de l’art, en tant que construction : 

« […] Dans les mots de Bachelard, la continuité psychique n’est pas donnée mais construite à partir de la structure temporelle des relations entre les actes : « ce qui dure le plus, c’est ce qu’il vaut mieux recommencer. » La durée est un processus dialectique de la continuité, l’interruption et le redémarrage – toujours un redémarrage. Le concept fondamental du temps n’est donc pas la continuité (comme le pensait Bergson), mais la temporisation (timing) comme un rythme.

Osborne considère le spectateur lui-même comme un domaine où la continuité du travail est incarnée. C’est l’activation de la mémoire du spectateur qui rassemble la succession d’images interrompues, en tenant compte non seulement de l’apparence et du mode de déclenchement du film, mais aussi de la répartition des pièces en fonction de l’architecture de la galerie et du non-isolement visuel dû au choix d’une salle de concert pour la projection du film, plutôt que d’une salle de projection. La sollicitation de la mémoire du spectateur est d’autant plus importante dans River of Fundament que l’on considère que la durée du travail qui s’étend aux performances fut de sept années. Considérant le rythme à travers la conception bachelardienne de la durée, Osborne illustre également cette notion de « timing » à partir des travaux de Matthew Barney les mettant en valeur en tant que dispositifs opérationnels des technologies numériques temporelles. Les technologies qui créent les non-lieux des villes informatisées, qui, selon l’auteur, peuvent offrir une clé pour comprendre les possibilités inhérentes aux expériences du temps dans le domaine de l’art (ibid., p. 190), état de la perception oscillante – dans la dialectique entre l’attention, l’ennui et la distraction, imprégnée par l’excès d’images. Osborne nous dit que chaque œuvre ne peut fonctionner que si elle prend en compte le même contexte. Ainsi, « les galeries contemporaines reproduisent au mieux la multiplicité antagoniste de notre espace-image socialé (ibid., p. 185).

La désorganisation temporelle, la pause et la construction de la durée apparaissent dans mon propre travail comme des procédures adoptées au cours du processus de création, elles sont également problématisées dans la matérialisation plastique. Dès le début de mon processus, le choix du voyage et de l’immersion dans différentes maisons répond au désir d’étudier la possibilité d’une construction d’identité fluide, prenant comme matériau le reflet qui se produit dans le processus. Le voyage lui-même constitue un temps d’attente qui nous sépare de l’inconnu et qui, selon Gilles Tiberghien (2008, 196), « permet de réfléchir aux intervalles, aux pauses du discours, entre deux lieux, entre deux temps, entre soi et l’autre. »

Rompre la routine devait me permettre de désidentifier un soi supposé stable. L’immersion dans un nouveau lieu devait me permettre une rupture avec mes repères familiers, créant l’espace nécessaire à la pause et les conditions pour établir un nouveau rythme.

Le sentiment de rétrécissement spatio-temporel amené par les nouvelles technologies semble corroborer l’expérience de ce non-lieu mentionné par Osborne, comme une possibilité d’identification avec quelque chose ou quelqu’un qui ne semble être distant que géographiquement. Habiter le non-espace des nouvelles technologies peut nous amener à nous disperser, mais elles élargissent également notre champ de contact avec les autres. Tout comme il y a un changement dans notre perception de l’espace-temps de par le logement étendu à ce non espace, les frontières entre soi et l’autre semblent de plus en plus brouillées. Bien que ces limites dans les relations interpersonnelles au sein de notre communauté d’origine ne puissent être considérées comme totalement définissables la création d’identité s’ajoute à l’espace fluide d’internet dans l’élargissement de nos interactions avec diverses autres communautés. Ces considérations apparaissent comme une indication pour la matérialisation de mon travail sur la toile mais elles ont été élargies par mes voyages, avec des interruptions dues au quotidien, les déplacements, les rencontres qui se sont produits au cours du processus.

Le voyage a commencé à se présenter comme essentiel à la consécration d’un nouveau départ : préparatifs ; mise en cause du corps (compte tenu de la durée du déplacement et de l’adaptation biologique à un autre fuseau horaire) ; déstabilisation des références spatio-temporelles ; attente, constitution d’un nouveau rythme. Toutes ces conditions impliquent un effort initial et une séquence d’actes supplémentaires capables d’engager une durée (Bachelard, 1988a, p. 43). En ce sens, le voyage, comme « dans les multiples romans de formation, dont l’objet n’est autre que le sujet lui-même » (Tiberghien, 2011, p. 10, traduit par mes soins) est l’activation d’une préparation psychologique. Ainsi, j’ai trouvé, dans une temporalité structurée par des rythmes, une procédure essentielle à mon travail de création.

Les conditions d’apparition des images de Matthew Barney, la matérialisation plastique dans différents registres, la structure narrative non linéaire au sein d’un symbolisme ouvert et la possibilité de distendre la durée à travers la répétition et la pause au sein de l’œuvre, soulignent plusieurs moyens de matérialisation plastique du temps construit par des rythmes. Barney utilise également le rythme dans la perspective du rituel : la répétition d’un objet, ou d’un élément activé par la performance, crée la possibilité d’ouvrir des significations par un mécanisme d’imprégnation – les multiples répétitions d’un objet ou d’un matériau dans différentes actions, sans connexion rationalisée, activent une qualité de vibration qui les fait sortir de leur condition objectivée.

Dans l’opéra de Barney, l’auteur du roman, Norman Mailer, traverse un cycle de renaissance et de mort, revenant dans l’une de ses réincarnations en tant qu’automobile anthropomorphe – une image symbolique qui apparaît dans d’autres films de Barney. Dans une interview sur River of Fundament, l’artiste souligne son identification avec l’auteur du roman. Mailer a en outre joué le rôle de l’illusionniste Harry Houdini dans le cycle Cremaster. Barney convoque des éléments biographiques concernant le romancier, comme le toit de la maison où il vivait, qui dans le film est renversé, tel une coque bateau, avec des références récurrentes dans ses autres œuvres. Barney apporte par la répétition l’élaboration d’un schéma temporel discontinu, puisqu’il nous fait saisir un objet, en l’occurrence l’automobile, dans une existence interrompue. Son symbolisme est renforcé par une saturation éprouvée par le spectateur lui-même. Le même mode de fonctionnement est répété et interrompu. Ce sont des images qui acquièrent une persistance et sont appréhendées par nous, par le rythme. Ce mode opérationnel m’aide à réfléchir aux mécanismes qui génèrent mon histoire.

The boat of Ra, 2014. Installation. River of Fundament, Haus der Kunst, 2014.

Au Portugal, j’ai découvert ce que l’on appelle les « plantes invasives ». J’étudie la morphologie et les différentes potentialités de ces plantes en les reliant à moi-même. En commençant par les fleurs de Cassia, j’ai trouvé dans leur gousse ouverte des similitudes avec l’épine dorsale. Configuration que j’ai retrouvée dans une excavation à côté de la maison où j’ai séjourné à Besançon. Les fouilles avaient commencé quelques jours avant mon arrivée. Le trou béant dans la terre fut refermé la veille de mon départ. Ces répétitions agissent par saturation, car elles peuvent établir des récurrences à partir de relations formelles et linguistiques, introduisant la présence symbolique du corps dans l’œuvre (unissant la forme de la gousse et le phallus, la graine et le sperme, la gousse ouverte et la colonne vertébrale). Alors, en réfléchissant à la manière d’élaborer une durée bien construite par la répétition et la pause, je me souviens des propos de Bachelard sur l’unité que nous assignons à un objet dès lors que nous pouvons le saisir dans l’unité d’une action et sur la diversité de l’objet résultant de notre dispersion, de la multiplication des actions dans lesquelles il est impliqué, et de notre capacité à concevoir ces actions comme distinctes. Pour Bachelard, le schéma d’analyse temporelle d’une action complexe est nécessairement discontinu (Bachelard, 1988a, p. 26).

Le processus de construction d’une durée m’intéresse parce je pense qu’il ouvre un espace propre à créer une existence malléable, consciente de la plasticité identitaire, déplacée dans sa dynamique par les forces qui l’influencent. Je commence à me demander si le déplacement peut intensifier le plan du aléatoire recherché, en me rendant disponible pour des événements qui réaffirment une rencontre significative et je deviens donc accessible à une épiphanie païenne.

While de sea se lève, photographie, Angélica de Carvalho, Besançon, 2016.
While de sea se lève, cadrage du film, Angélica de Carvalho, Besançon, 2016.

Face à l’immensité temporelle construite dans River of Fundament, la perméabilité entre différents médias – performance, sculpture, cinéma, et ce que chaque médium élargi transporte vers un autre territoire – je considère la portée de l’art comme un rituel. Les choix de Barney pourraient se traduire par une possible confluence entre les systèmes artistiques et les célébrations liturgiques, un retour aux rituels en tant qu’expérience et création de langage. La dramatisation dans les cérémonies religieuses, caractérisée par la représentation théâtrale en masse, les processions (parallèlement aux représentations filmées dans la rue), les tableaux vivants, entre autres, peuvent être considérés comme des ancêtres des opéras apparus au XVIIe siècle. Cependant, dans River of Fundament, même les performances dans les espaces publics, pouvant intégrer l’interaction avec les passants et l’implication du corps dans l’expérience, sont encore très centrées sur l’action des acteurs et des chanteurs. La référence de Barney à la mise en acte de l’expérience corporelle du public se limite au temps (et à l’inconfort potentiel) consacré à la durée du film et à la perception de l’espace, tant dans la galerie que dans la salle de concert. Comment une œuvre d’art pourrait-elle fonctionner de manière à engager efficacement le visiteur d’une manière comparable à l’implication dans un rituel liturgique ?

On pourrait soutenir que les concerts de musique comme le rock ou tout type de musique qui oblige le corps à se déplacer dans son rythme ont un effet similaire aux masses les plus charismatiques, ce qui est vrai, mais comme dans le cas de beaucoup de cérémonies religieuses, la configuration spatiale des salles de concert laisse le public dans un espace séparé de celui des musiciens. De plus, le corps est activé par un mythe construit du dehors qui, comme ce qui se passe avec le travail de Barney, n’est pas spécifiquement contenu dans ce lieu et cette heure : la durée dépasse les limites du concert elle vient des différents contacts avec le public organisés par différents médias, par la publicité, les informations concernant l’artiste.

Cela fonctionne sur la logique du spectacle. J’en arrive à cette conclusion en interrogeant la construction d’un rituel contemporain, en pensant aux formes de participation de l’autre dans lesquelles son propre corps et son histoire atteignent la limite où ils peuvent être touchés. Après l’expérience de la présence liée à la performance, les visiteurs peuvent établir un contact avec l’artiste qui propose un lieu pour une rencontre. Mais cette expérience peut aussi se dérouler dans l’espace fluide du web, au fil du temps ; une œuvre qui n’est pas seulement une représentation, mais un rituel d’activation pour l’artiste et pour les autres.

Références 

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Traduit de l’anglais par Pascale Weber.

Couverture : Trans America, 2014, soufre fondu, résine époxy et bois. Installation de River of Fundament, Matthew Barney, Geffen Contemporary au MOCA - Musée d’art contemporain, Los Angeles, 2015/2016.