mercredi 29 août 2018

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Attraction/Répulsion

La circulation permanente entre ces deux pôles dans une œuvre de Laurence Dervaux

, Laurence Dervaux

Approche symbolique d’une installation de l’artiste belge Laurence Dervaux relative à la quantité de sang pompée par le cœur humain, œuvre de la collection de la Province de Hainaut et du Bps22.

Approche sous forme d’une promenade guidée par l’artiste qui permet de découvrir ou de redécouvrir des symboliques des vanités.

Cette promenade est accompagnée d’un texte de Pierre-Olivier Rollin, directeur du Musée d’Art de la Province de Hainaut, Bps 22, Belgique.

Laurence Dervaux est une artiste qui travaille sur la fragilité, sur le corps et essentiellement sur la fragilité de la vie.

Ses œuvres sont des vanités contemporaines.

« Le corps, dans le travail de Laurence Dervaux, est rarement une présence directe, frontale ; l’artiste privilégie plutôt une suggestion allusive, détournée, majoritairement à travers un registre de signes, qu’un souhait d’interprétation peut s’autoriser à rassembler. Le corps y est alors moins appréhendé pour lui-même, en ses multiples aspects, que pour la réflexion ontologique qu’il autorise. Et peut être, in fine (expression qui s’impose d’elle-même lorsque l’on parle du corps) pour l’orientation philosophique existentielle que postule ce travail.

[…] Toutes les œuvres de Laurence Dervaux mettent en place un même mode opératoire, la circulation permanente entre deux pôles affectifs : le sentiment de beauté que suggère l’œuvre et la compréhension de leurs significations révélées par les titres.

Telle une vanité, ces révélations sont toujours relatives à notre vulnérabilité, à notre fragilité. 

L’artiste conforte le principe générateur de sa démarche : derrière l’expression apparente d’une beauté convenue, se glisse une inquiétude, celle de la disparition ; mais celle-ci est contrebalancée en permanence par l’émotion que suscite justement cette beauté. 

[…] Le spectateur est alors pris dans une circulation de sentiments contradictoires : attraction et répulsion [1] . »

Promenade guidée par l’artiste

Cette promenade tente de retranscrire au lecteur la manière dont le visiteur découvre et appréhende l’installation.

Elle est accompagnée d’annotations de l’artiste articulées autour de définitions de symboles extraites, essentiellement, du Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Éditions Robert Laffont/Jupiter.

1. Le visiteur découvre l’installation sans en connaitre le titre

Ce dernier est, judicieusement, placé pour être lu, non pas avant mais pendant la visite.

Le spectateur a le sentiment d’aborder une œuvre abstraite, non narrative et non figurative.

L’installation se veut belle, attirante, impressionnante par ses dimensions [2] mais aussi par la multitude de verreries [3] qui la compose.

En effet, elle est constituée d’un empilement de 750 récipients en verre transparent contenant des liquides rouges [4] de différentes tonalités.

L’ensemble est attrayant par sa brillance, ses reflets, ses couleurs ; il dégage un sentiment de beauté, de préciosité.

Cette beauté abstraite a un pouvoir d’attraction qui nous aimante et, inévitablement, on se rapproche de l’œuvre pour la découvrir de plus près.

Cette proximité nous révèle la construction de l’installation : une architecture conçue comme un château de cartes. Chaque réceptacle en soutient un autre. Un sentiment d’instabilité [5], de fragilité nous submerge et provoque, instinctivement, un mouvement de recul afin de ne pas prendre le risque d’être à l’origine d’un effondrement de cet édifice de verre.

Une architecture précaire où de petites verreries soutiennent de plus grandes.

Mais le désir de découvrir la diversité de ces multiples contenants nous incite à plonger notre regard dans l’installation où il se perd dans le dédale [6] d’une construction complexe tel un labyrinthe [7].

Une construction complexe où le regard se perd.

La multiplicité de la provenance des verreries nous interroge.

Des vases [8], des bouteilles, des bonbonnières, des pots de conserve, des verres, des flacons [9] de parfum, des fioles, du matériel de laboratoire tel que des tubes à expérience, des éprouvettes, des boites de pétrie… Mais aussi des objets en verre soufflé à la bouche de forme plus ou moins organique.
Cette hétérogénéité [10] évoque l’urgence d’avoir dû rassembler un maximum de réceptacles, quelle que soit leur fonctionnalité, pour contenir ce liquide rouge.

Dans le haut, à gauche de l’installation, on découvre une forme en verre soufflé symbolisant un cœur.

Chaque récipient, du plus petit au plus grand, est recouvert d’une plaque de verre le transformant en vase clos [11] dans lequel une infinité de gouttelettes de condensation se forment petit à petit.

Ces gouttes d’eau [12] grossissent et tombent dans le liquide rouge en provoquant un mouvement d’ondes à sa surface. Un mouvement de vie, de cycle, de régénérescence.

Dans ces réceptacles hermétiques, l’évaporation [13], donc la disparition, est impossible. Le liquide reste liquide.

Dans sa déambulation, le visiteur s’amuse avec son reflet [14] dans les verreries, mais aussi avec celui des autres visiteurs. Ces miroitements [15] animent chaque contenant d’un troublant vivant qui se meut suivant les déplacements des regardeurs.

Reflets dans l’installation de son environnement et inévitablement, d’elle‐même. Une mise en abyme.

2. Dans la poursuite de la visite, on découvre, inéluctablement, le titre de l’installation

« La quantité de sang pompée par le cœur humain en une heure et vingt-huit minutes. »

Un glissement s’opère dès lors que le titre est précis, éloquent par son signifiant.

Cette couleur rouge qui nous charmait tant et nous faisait vibrer de ses éclats prend alors une autre dimension. Le regard change, nous plonge dans une forme d’ambivalence.

Cette compréhension, provoque un mouvement de recul et toutes les symboliques ressenties précédemment nous reviennent en force (ces symboliques peuvent être perçues soit de manière intuitive faisant appel à l’inconscient collectif ou soit de manière plus théorique faisant référence à des connaissances spécifiques, ces dernières n’étant pas forcément nécessaires à la compréhension de l’œuvre).

De ce fait, la fragilité du verre, l’équilibre précaire, le liquide rouge précieusement préservé, le Saint Graal, l’immortalité, l’eau source de vie, le rouge de la fécondité, celui du danger… révèlent leur signification. Effectivement, en cas de rupture d’équilibre, le liquide, ici et maintenant le sang, universellement considéré comme le véhicule de la vie, va se répandre à l’image d’une blessure mortelle.

Ainsi d’une symbolique de vie : le sang contenu, on bascule dans une symbolique de mort : le sang répandu.

Cependant l’émerveillement persiste, non pas uniquement par la beauté insistante de l’installation mais, aussi et surtout par la conscientisation de l’énorme quantité de sang pompée par le cœur en une heure et vingt-huit minutes, ceci à raison de 7000 litres de sang pompés en vingt-quatre heures.

L’installation exprime une beauté fragile ; elle tente d’induire une notion de bienveillance, de respect de soi et des autres.

L’installation est ici accompagnée d’un diptyque vidéo de Laurence Dervaux : I. un vase traverse inlassablement l’écran de haut en bas, tel un métronome, sans jamais se fracturer ; 2. l’impact du vase sur le sol et l’épanchement du liquide rouge.

« Derrière l’éclat spontané de ses œuvres, sous le sentiment de beauté immédiate qui s’en dégage, Laurence Dervaux réintroduit l’inquiétude ultime, celle de la mort. »

« L’œuvre de Laurence Dervaux n’est jamais une pure expérience phénoménologique de l’espace, elle ouvre délibérément la voie à un réseau de perceptions cognitives. Et c’est au cœur de ces paradigmes sémantiques que s’opère le basculement permanent entre cette indicible angoisse et cette délectation d’une beauté fragile. Si le sang et le cœur rappellent ouvertement la vie, la fermeture de tous les récipients symbolise le rêve d’une éternité, certes illusoire, la fragilité des verres et l’équilibre délicat de l’installation mettent en présence le danger de mort. Et l’œuvre se répand dans cet espace interstitiel, instable et fragile, mais si intense.
C’est en effet dans l’expérience de la contemplation que se joue l’œuvre, dans l’exacerbation de cet instant de grâce, de cet équilibre instable né de la rencontre de la naissance et de la mort, de lumière et de l’ombre, de l’attraction et de la répulsion, de la beauté et de l’angoisse. Si les sentiments de beauté et d’effroi se nourrissent en permanence, dans le travail de Laurence Dervaux, c’est moins pour rappeler l’inéluctable échéance de tout corps qu’en exacerber la magie de la présence. C’est, glissant entre deux pôles contradictoires, l’instant merveilleux qu’est la vie que célèbre l’œuvre de Laurence Dervaux [16]. »

Notes

[1Pierre-Olivier Rollin, directeur du Musée d’Art de la Province de Hainaut, Bps 22, Belgique, « L’éclat fragile de l’instant », Monoographie Arts 00+3, Laurence Dervaux. Wolu culture, Bruxelles.

[2Les dimensions sont de 110x340x180cm. La partie haute de 180 cm fait référence à la hauteur moyenne d’un adulte. Cette dimension crée un face à face troublant entre la sculpture et l’homme « debout ».
Claude Lorent dans Arts 00+3, Monographie Laurence Dervaux, p. 18 écrit : « Une sculpture allongée comme un corps couché. Pas de marbre mais de verre : un gisant ? »
L’homme debout et/ou couché ?

[3Le verre, le verre brisé ou renversé, la boule de verre sont des symboles utilisés dans les natures mortes dites « vanités ».
« La vanité est un genre pictural qui devient autonome au début du XVIIe siècle comme expression du sentiment de précarité qui se répand dans la culture européenne. Elle représente la fugacité de l’existence et le cours inexorable du temps. Elle se répand en Europe à la suite de la guerre de Trente Ans et des épidémies de peste. Vanité du latin vanitas, qui dérive de l’adjectif vanus : vide, vain, trompeur, fugace, éphémère ». Matilde Battistini, Symboles et Allégories, Éditions Hazan, p. 361.
Des verreries et argenteries précieuses sont souvent représentées dans la peinture de vanités.
« L’œuvre s’impose à l’attention par son caractère somptueux, dû aux étincelantes pièces d’argenterie et de verreries. Elle séduit par le raffinement et la chatoyance de ses teintes. L’aspect décoratif en est tel qu’il efface en quelque sorte et pour quelques temps la signification du thème. » Edith Greindl, Les peintres flamands de nature morte au XVIIe siècle,Éditions Michel Lefebvre, p. 149.

[4« Le rouge, universellement considéré comme le symbole fondamental du principe de vie, avec sa force, sa puissance et son éclat. Le rouge possède une ambivalence symbolique, selon qu’il est clair ou foncé. Le rouge clair, éclatant, centrifuge est diurne, tonique, guerrier, mâle. Le rouge sombre, tout au contraire, est nocturne, secret, femelle et, à la limite, centripète ; il représente non l’expression mais le mystère de la vie. ». Dictionnaire des symboles, p. 831.

[5Les objets en déséquilibre (verres, vases, livres, couteaux, carafes, bougies éteintes…) posés instablement sur le bord d’une table, menaçant de basculer à tout instant sont des symboles fréquemment employés dans les vanités pour rappeler que la position n’est pas immuable. Comme, notamment, un bouquet de fleurs somptueux, exprimant la beauté terrestre, dans un vase posé dangereusement sur le coin d’une table symbolise l’éphémérité de cette beauté.

[6« Dédale symbolise l’ingéniosité. Il construit aussi bien le labyrinthe, où l’on se perd, que les ailes artificielles d’Icare, qui aident à l’échappée et à l’envol et provoque finalement la perte. Constructeur du labyrinthe, symbole du subconscient. » Dictionnaire des symboles, p. 345.

[7« Symbole d’un système de défense, le labyrinthe annonce la présence de quelque chose de précieux ou de sacré. […] C’est un espace difficilement accessible, dans lequel se trouve un symbole plus ou moins transparent de la puissance, de la sacralité et de l’immortalité. ». Dictionnaire des symboles, p. 554.

[8« Dans la Kabbale, le vase possède le sens du trésor. S’emparer d’un vase, c’est conquérir un trésor. Briser un vase, c’est anéantir par le mépris le trésor qu’il représente. Le vase enferme sous des formes différentes l’élixir de la vie : il est un réservoir de vie. ». Dictionnaire des symboles, p. 993.

[9« La valeur du flacon est métonymique, elle procède de son contenu, aussi volatil que précieux, et que ce flacon ou bouteille est seul à pouvoir contenir parce qu’à la différence de tout autre, il est bouché. La bouteille, comme le flacon, relève donc du secret ou de son doublet, le sacré. Elle contient un élixir, un philtre : élixir de longue vie, ou plus prosaïquement eau de vie, qui tous deux donnent, comme la connaissance ésotérique, une ivresse. ». Dictionnaire des symboles, p. 146.

[10Dans cette multiplicité de provenance, beaucoup de verreries sont relatives à l’alimentation : des bouteilles, carafes, verres, pots de conserve, coupes, bonbonnières, saladiers, beurriers … faisant allusion aux vanités dites « aux tables dressées ». Dans ces vanités l’évocation du périssable est souvent insinuée à travers la représentation de la nourriture.

[11« le vase alchimique, le vase hermétique signifient toujours le lieu dans lequel les merveilles s’opèrent ; c’est le sein maternel, l’utérus dans lequel une nouvelle naissance se forme. D’où cette croyance que le vase contient le secret des métamorphoses. ». Dictionnaire des symboles, p. 993.

[12« l’eau est l’origine de toute vie. Les significations symboliques de l’eau peuvent se réduire à trois thèmes dominants : source de vie, moyen de purification, centre de régénérescence. Ces trois thèmes se rencontrent dans les traditions les plus anciennes. ». Dictionnaire des symboles, p. 374.

[13Dans l’installation, discrètement placés, il y a quelques contenants non complètement hermétiques. Durant l’exposition, il s’y produit, petit à petit, une évaporation et une sédimentation du liquide rouge. Ces réceptacles, généralement des verres, sont à un moment donné, plus ou moins, à moitié pleins ou à moitié vides.

Dans les vanités, le verre de vin à moitié plein évoque « la coupe de la vie » symbole de la destinée humaine.

« L’homme reçoit de la main de Dieu son destin comme une coupe, ou comme contenu dans une coupe. Il peut alors s’agir d’une coupe débordante de bénédictions ou d’une coupe pleine du feu du châtiment. ». Dictionnaire des symboles, p. 301.
« Le vin est généralement associé au sang, tant par la couleur que par son caractère d’essence de plante : il est en conséquence le breuvage de vie ou d’immortalité. ». Dictionnaire des symboles, p. 301.
« Le Graal , coupe qui recueillit le sang du Christ et qui contient à la fois la tradition momentanément perdue et le breuvage d’immortalité. La coupe contient le sang, principe de vie, elle est donc l’homologue du cœur et, en conséquence, du centre. ». Dictionnaire des symboles, p. 300.

[14« La chute de Narcisse dans les eaux où il se mire avec complaisance : de là vient qu’on en ait fait, dans les interprétations moralisantes, l’emblème de la vanité, de l’égocentrisme, de l’amour et de la satisfaction de soi-même. […] G. Bachelard découvre également un narcissisme cosmique ; c’est la forêt, le ciel qui se mirent dans l’eau avec Narcisse. Il n’est plus seul, l’univers se reflète avec lui et l’enveloppe en retour, il s’anime de l’âme même de Narcisse. ». Dictionnaire des symboles, p. 658.

[15« Une surface de verre convexe est capable de produire un reflet comme le fait un miroir. Le volume convexe transparent est l’une des métaphores fréquentes de la peinture de vanité. Elle peut prendre une forme de boule de verre ou de bulles de savon. Elle reflète ce qui est à l’extérieur du tableau, elle projette une image venue du domaine du spectateur. Elle permet de traduire le sens caché des choses. ». Anna Turulina, Symboles/Comprendre les vanités. https://vanitesblog.wordpress.com/category/art/symboles/
« Parfois, le reflet renvoie l’image du peintre travaillant à son chevalet. Par ce geste, l’artiste est celui dont l’art et le travail triomphent de la puissance de destruction du temps. La peinture a le pouvoir de suspendre le temps ». Edith Greindl, Les peintres flamands de nature morte au XVIIe siècle, Éditions Michel Lefebvre, p. 138.

[16Pierre-Olivier Rollin, « L’éclat fragile de l’instant » Monographie Arts 00+3, Laurence Dervaux. Wolu culture, Bruxelles.

Couverture : La quantité de sang pompée par le cœur humain en une heure et vingt-huit minutes
Installation de Laurence Dervaux
Empilement de 750 réceptacles en verre transparent remplis de 428 litres d’un liquide rouge symbolisant le sang, 110x340x180 cm,
Photographies : Philippe Henneuse